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La Croatie diverse (suite)
21 mai 2021

Dubravka Ugrešić (II)

Baba Yaga a pondu un oeuf

 

Trois vieilles dames zagreboises s'offrent des vacances luxueuses dans un spa. Beba, une ancienne infirmière aux cheveux blonds et aux seins énormes, cite constamment des poèmes qu'elle n'a jamais appris et mélange ses phrases. Il est possible qu'elle gagne des milliers de dollars au Casino du spa. Kukla, une grande vierge élégante, autrice anonyme d'un vif succès littéraire, a été veuve plus souvent qu'à son tour. Pupa, ex-gynécologue acerbe au corps tout fripé, est poussée en chaise roulante - ses jambes déformées coincées dans une botte géante. Elle rentrera chez elle dans un oeuf en bois géant.
Ce trio rocambolesque de vieilles sorcières vivra des aventures folles pendant ce séjour à Prague.

Dans Baba Yaga a pondu un oeuf, Dubravka Ugrešic explore le mythe de Baba Yaga pour évoquer un sujet finalement peu traité dans la littérature contemporaine : le devenir des femmes âgées. Baba Yaga est une vieille sorcière qui vit dans une maison construite sur des cuisses de poulet et qui kidnappe de jeunes enfants. Cette figure du folklore, de la mythologie et des contes russes (et plus largement slaves) est l'une de ses créatures les plus omniprésentes et les plus puissantes.

Dubravka Ugrešić, Baba Yaga a pondu un œuf. Trad. du croate par par Chloé Billon. Christian Bourgois, 340 p.

 

 

 

 

II Interview

 

 

A l'occasion de la sortie de son nouveau roman, Dubravka Ugrešić s'exprime pour H-Alter.

 

Ceux qui veulent gagner des sous ont proclamé la pathologie comme étant saine. Les Occidentales, dont la bouche se délite de silicone, regardent avec pitié les femmes africaines primitives dont les cous tendus sont maintenus par des cerceaux. Ces mêmes Occidentales avec des seins qui éclatent de silicone protestent contre la coutume terrible de la clitoridectomie, sans voir que c'est du pareil au même, que les prétendues femmes civilisées occidentales se soumettent à des formes de violence sur leur propre corps afin d'être plus attirantes et de s'insérer plus facilement dans la communauté.

 

Nous nous piquons d'avoir Dubravka Ugresic : les cercles littéraires la qualifient d'auteur croate la plus traduite et ayant le mieux réussi. Cette identité d'auteur croate, elle ne l'a jamais entièrement acceptée, si bien qu'elle a refusé d'entrer dans la Société des écrivains croates. Ils la qualifient de représentante des "lettres féminines", ce qu'elle interprète comme du chauvinisme.

 

Aujourd'hui, Ugrešić est l'une des auteurs les plus intéressantes en général, une dissidente qui au travers de nombreux romans et essais continue de s'occuper de "thèmes féminins", en maniant l'auto-ironie et l'esprit, ainsi que de thèmes sur le nationalisme et l'identité qu'elle dissèque et dont elle rend l'ironie et la banalité.

 

Avec l'effondrement de la Yougoslavie et le début de la guerre, elle s'est mise à dos quantité de gens en ne consentant pas à la sécurité du nationalisme façon conformiste, et elle fut  rapidement crucifiée dans l'article du [magazine] Globus "Les féministes croates violent la Croatie", qui est resté connu sous l'égide "Les Sorcières de Rio".* Stigmatisée en traîtresse, elle avait rapidement quitté la Croatie.

 

Aujourd'hui, elle vit à Amsterdam, se dévoue à l'écriture et enseigne dans diverses universités en Amérique et en Europe.

 

Début juin de cette année, sous la maison d'édition "Vuković & Runjić", est sorti son nouveau roman "Baba-Yaga a pondu des oeufs", dans le cadre du projet "Mythes", de l'éditeur écossais "Canongate". L'idée principale était d'offrir à des écrivains la liberté de traiter à leur façon des mythes existants, selon leur propre choix.

 

Dubravka Ugrešić a choisi Baba-Yaga, une figure de la mythologie slave, plus connue sous le nom de Baba Roga. Cette sorcière et magicienne monstrueuse est habituellement représentée comme une petite vieille qui habite dans une chaumière installée sur quatre pattes de poulet, lesquelles lui permettent de se déplacer et de se mouvoir, la chaumière étant par ailleurs entourée de squelettes et de crânes humains.

 

A travers la figure de Baba-Yaga, Ugrešić a abordé comme thème principal le tabou de la vieillesse et de la maladie, face à l'aspiration et l'obsession pour la jeunesse et la beauté, en revisitant un mythe ancien qui reflète douloureusement "l'esprit du temps".

 

Dans la critique de votre tout nouveau livre Baba-Yaga a pondu des oeufs, il est écrit qu'il s'agit d'une reprise d'un mythe ancien sur l'émancipation féminine, un mythe authentiquement slave mais aussi universel et de tout temps. Cela étant, quelles sont ses caractéristiques authentiquement slaves ?

 

Baba-Yaga est un personnage mythique slave qui apparaît dans les contes, la littérature, la musique, la peinture, avant tout dans la culture russe. Quiconque a lu des contes russes sait qui est Baba-Yaga. Baba-Yaga est le résultat d'un mélange de traditions grecques anciennes, pré-chrétiennes et folkoriques donnant forme à des figures féminines. En même temps, elle est une puissante déesse ancienne datant du matriarcat ainsi qu'une petite vieille grotesque, c'est à dire une femme qui est dégradée, jetée de son trône et tournée en vieille ridicule. 

 

La peur de vieillir, la fuite de la laideur au travers desquels sont abordés les oeufs symboliques du mythe de Baba-Yaga forment l'ossature de votre nouveau roman. J'ai l'impression que Baba-Yaga revient aujourd'hui sous sa forme la plus horrible, dès lors où nous redoutons à ce point la vieillesse et le disgracieux. Quelles sont les proportions du phénomène ?

 

Il suffit de regarder les vedettes cinématographiques vieillies avec les lèvres et les joues gonflées, avec des sourires crispés de chat ou encore Michael Jackson, pour que vous apparaisse clairement qu'il s'agit d'une pathologie. Ceux qui souhaitent gagner des sous ont proclamé la pathologie comme étant saine. Et c'est en cela que consiste l'astuce. Ce faisant, les Occidentales dont les bouches se délitent de silicone regardent avec pitié les femmes africaines primitives dont les cous tendus sont maintenus par des cerceaux. Ou bien ces mêmes Occidentales avec des seins qui éclatent de silicone protestent contre la terrible coutume de la clitoridectomie, sans voir qu'il s'agit du pareil au même, que les prétendues femmes civilisées occidentales se soumettent à des formes de violence sur leur propre corps afin d'être plus attirantes et de mieux s'insérer dans la communauté, qui justement insiste sur ces valeurs. Exactement comme les femmes africaines se soumettent à la violence afin de rester à l'intérieur des codes religieux, rituels ou esthétiques de leur propre communauté.

Vous dites que l'histoire des femmes évolue à partir de l'affreuse Baba-Yaga en direction de la belle Vierge Marie, qui a remporté une victoire absolue, si bien que grâce à cela nombre de femmes ressemblent aujourd'hui à des Vierge Marie en plastique et bon marché dans certaines chapelles rurales. Quelle corrélation y a-t-il avec nos phénomènes de la variété, où Nives Celzijus écrit un livre à la manière de la prostituée purifiée Maria Magdalena tandis que Severina joue consciemment à s'identifier à la Sainte Vierge.

Les femmes se dirigent consciemment vers le stéréotype dont elles estiment qu'il est le plus cher aux yeux des hommes. De cette façon elles humilient l'intelligence des hommes, en ramenant leur propre récipient au stéréotype.

 

La fin des années 80 avait été l'affirmation de la littérature féminine, menée par Irena Vrkljan, Vesna Krmpotic et vous-même. Comment regardez-vous aujourd'hui son développement, et est-ce qu'il existe en absolu des lettres féminines comme expression fondamentale de nottre littérature ? 

 

Pour les femmes elles-mêmes il est dégradant que toutes les femmes soient fourrées dans un même sac par le simple fait de partager le même sexe, de même que c'est du chauvinisme que de fourrer dans un même sac tous les Tziganes du fait qu'ils sont des Tziganes, de même que c'est du racisme que de fourrer ensemble tous les Noirs du fait qu'ils sont des Noirs. Pourquoi selon la même logique ne traite-t-on pas AndrićKrleža et Kiš comme des écrivains masculins, et leurs livres comme une littérature masculine ? L'apparition de femmes écrivains sur le marché ne signifie pas en soi l'émancipation, pas plus que cela n'a de rapport avec le féminisme ni avec la littérature féminine.

 

Même plus, la soudaine popularisation des femmes écrivains peut tout simplement signifier l'affirmation d'une pensée féminine patriarcale, qu'elles popularisent dans leurs livres. Ecrire ouvertement sur le sexe n'est plus aujourd'hui un acte émancipatoire, sinon l'inverse. Par exemple, essayez de voir ce qu'en Serbie et en Croatie certaines chroniqueuses politiques écrivent. Avec bon nombre il n'y a absolument rien qui me lie, parce que je me situe dans une conception politique tout à fait opposée. Il est temps que les femmes cessent de s'associer en vertu du sexe là où cela n'a pas lieu d'être. Car c'est également un mode d'enfermement dans ses propres ghettos et d'auto-colonisation. Les femmes écrivains que vous avez mentionnées ont des goûts littéraires qui diffèrent des miens, des backgrounds différents, des procédés littéraires différents et une littérature différente. Il est temps que le milieu des critiques et des lecteurs finissent par le reconnaître. De même qu'il est temps que dans un Chinois dans la rue on perçoive un être humain et non pas un Chinois.

 

Auriez-vous souhaité que par exemple Stefica Cvek ou n'importe quelle autre de vos ouvrages se retrouve dans le jeu de récompenses de [la maison d'édition] Profil, Remportez un livre pour la plage, tels que les livres de Slavenka Drakulić ?

 

En ce sens je suis perdante, mes livres ne se lisent pas à la plage. Ils sont mieux sur le feu, avec de l'huile d'olive, et avec une chandelle.

 

Au moment de l'effondrement de la Yougoslavie et du début de la guerre vous étiez une étoile littéraire et une scientifique estimée. Songez-vous parfois à ce qu'aurait été votre carrière si tout cela n'avait pas eu lieu ?

 

Si la carrière avait tenu la place principale, je serais probablement restée. Je suis partie parce que mes priorités étaient d'ordre moral.

 

Vous enseignez en Amérique et en Europe. Comment expliquez-vous le manque d'intérêt dans les universités d'ici pour vous avoir comme mentor alors qu'en même temps ils vous citent constamment comme l'une des écrivains croates les plus traduites et ayant le mieux réussi ?

 

Tout simplement je ne l'explique pas.

 

Récemment s'est tenue à Pula une table ronde sur le thème La non-visibilité des femmes dans la cinématographie croate, où il a été conclu sans gloire que depuis l'année 1991 jusqu'à maintenant seuls six films ont été mis en scène par des femmes. Si nous mettons cela en rapport avec les femmes dans la littérature, êtes-vous d'avis que dans la littérature dans nos région le nombre de femmes est peut-être supérieur mais qu'elles restent quoi qu'il en soit invisibles par rapport aux auteurs masculins ?

 

Le pouvoir culturel ou la bureaucratie culturelle (ici je pense aux éditeurs, aux rédacteurs, aux professeurs, aux critiques, aux institutions culturelles) sont principalement dans des mains masculines, ce qui n'a rien de particulier, compte tenu de ce que l'argent pour la culture n'abonde pas, je l'imagine, que la compétition est rude, et que ce peu d'argent, je l'imagine, est dépensé dans des projets morts. Les femmes qui conviennent aux autorités culturelles du moment, ne sont pas invisibles de surcroît. La femme qui va dans le sens du poil, qui propage l'idéologie politique régnante ou bien la tendance régnante est - visible. Les femmes du type de Severina sont les plus visibles, comme partout ailleurs, elles sont pour les jeunes filles des rôles modèles popularisées par les mass médias. Toutefois, tant qu'on en est à la culture des mass médias, pas même les garçons en Croatie ne s'en tirent mieux. Leur rôle modèle masculin national est - Marko Perković Thompson.

 

Après plus de quinze ans d'émigration, voyez-vous que quelque chose a changé pour le mieux en Croatie, vivons-nous plus libre, ou la censure politique a-t-elle été remplacée par le marché ?

 

Je pense que la censure politique n'a pas été remplacée par celle du marché, on veut seulement le présenter de la sorte. Je suis persuadée que la censure existe encore. D'un autre côté, je pense que le manque d'esprit critique en Croatie n'est pas tant le résultat de la censure que du conformisme général et de l'apathie.

 

Vous vivez dans un pays de l'Union européenne. Comment la voyez-vous de l'intérieur, et comment regardez-vous la perspective croate au sein de l'UE ?

 

Il est parfaitement compréhensible que la Croatie aspire à l'Europe, qu'elle y ait sa place et qu'elle s'y trouve avant même qu'on ne l'espère. En ce qui me concerne, tout ce paquet - l'Europe, l'unification européenne et l'idée européenne - n'est plus aussi excitant à mes yeux ni intellectuellement stimulant. L'idée a été tuée, entre autre, par ceux dont le travail était de la promouvoir : des managers culturels nombreux et des bureaucrates. L'Europe est un musée, et par conséquent également un musée d'idées. Il est significatif que dans chaque ville européenne soient ouverts des musées d'art moderne et des opéras - faisant office de défis architecturaux et de topos symboliques des villes. Si nous avons un musée, bigre nous aurons de l'art ! Si nous avons un bâtiment d'opéra, bigre nous y aurons de l'opéra... Cette "muséalisation" généralisée suggère que quelque chose avec l'idée de la culture ne tourne profondément pas rond. L'un dans l'autre, les concepts de centre et de périphérie ont radicalement changé. L'Europe, semble-t-il, n'est plus un centre depuis belle lurette.

 

Source : H-Alter, le 31 juillet 2008.

 

* Dans le magazine Globus du 11 décembre 1992 avait paru l'article "Les féministes croates violent la Croatie ! - Les sorcières de Rio". Plutôt que par un auteur, il était signé par "L'équipe d'investigation du Globus". (Plus tard on apprendra que Denis Kuljiš, le rédacteur en chef du "Globus", et le Dr Slaven Letica faisaient partie des auteurs). Dans l'article étaient exposées des contre-vérités sur la vie privée des écrivains et féministes Jelena LovrićRada IvekovićSlavenka Drakulić, Vesna Kešić et Dubravka Ugrešić en les qualifiant de "fillettes du communisme", de "profiteuses du communisme", et de "profiteuses du post-communisme". Elles étaient accusées dans l'article de faire campagne au Congrès du PEN (un association internationale d'écrivains) à Rio de Janeiro contre l'organisation du Congrès du PEN à Dubrovnik.

 

"Cependant l'accusation politique cruciale, et pour tout dire la substitution de thèse, était contenue dans l'affirmation que les féministes croates avaient caché au monde les viols serbes des Musulmanes et des femmes croates en Bosnie-Herzégovine, alors qu'en raison de leur accès aux plus grands médias, elles auraient pu depuis longtemps alerter l'opinion internationale ! Plus loin, les investigateurs masqués du Globus affirment que leurs victimes avaient opté pour le féminisme parce que la majorité de ces dames avaient eu de sérieux problèmes à trouver un partenaire mâle, et même un véritable centre d'intérêt intellectuel. Ils établirent que le quadrilatère féminisme-marxisme-communisme-yougoslavisme avait parfaitement fonctionné et qu'en son centre avaient figuré des profiteuses du communisme et du post-communisme (lesdites femmes de lettres), lesquelles suite à la désintégration de la Yougoslavie s'étaient retrouvées dans une situation intellectuelle et morale objectivement pénible." (Slobodna Dalmacija, 14-12-1992).

 

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