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La Croatie diverse (suite)
30 décembre 2023

L'élevage du porc

En Croatie, les éleveurs de porcs se rebiffent contre les mesures de prévention de la peste porcine

 

 

Cet automne, des paysans de Slavonie, dans le nord-est de la Croatie, ont bloqué les routes pour protester contre les mesures imposées en vue de prévenir une épidémie de peste porcine. Au centre de leur jacquerie, l’interdiction de la tradition ancestrale du “tue-cochon” – qui a finalement été levée le 21 décembre. Quelques jours avant, le quotidien de Zagreb “Jutarnji List” a rencontré les éleveurs indignés.

 

 

Il y a trente-deux ans [pendant la guerre de Yougoslavie], Drazen Strukar était sur la ligne de front pour défendre son pays. Aujourd’hui, il brave le froid sur la “ligne de front paysanne”. En compagnie de garçons dont il pourrait être le père, Drazen est posté à Zupanja-Orasje, à la frontière avec la Bosnie-Herzégovine. Il y est venu avec de la ventrèche et des saucisses, qui sont en train de rôtir lentement sur un feu allumé au bord de la route. Disposé sur le capot d’une voiture, il y a tout ce qu’il faut pour casser la croûte, un panaché de délices de Slavonie, région située dans l’extrême nord-est du pays : du kulen*, de la poitrine de porc, des saucisses. Autant de provisions datant de l’an dernier, la fabrication de ces spécialités de la Slavonie étant compromise cette année en raison de l’interdiction de l’abattage des porcs.

Dans le comitat de Vukovar-Syrmie, l’interdiction du commerce de porcs est en vigueur depuis cinq mois, de même que celle du kolinje, le tue-cochon, tradition ancestrale pratiquée au mois de décembre. La peste porcine africaine a dévasté les élevages de porcs de Slavonie. Toutefois, il en reste qui n’ont pas été touchés par la maladie, des animaux qui débordent de santé et de force. Leurs propriétaires aimeraient sortir les établis et les crochets de boucher, aiguiser les couteaux… mais l’État se montre ferme : pas d’abattage jusqu’à nouvel ordre. Une partie des éleveurs de Slavonie se sont révoltés contre cette mesure, mais pas tous. Les gros éleveurs ne se sont pas joints aux protestations. Vu l’importance de leur cheptel, et les éventuelles conséquences de la peste porcine sur la filière dans son ensemble, ils ont déjà adapté leurs installations aux normes de biosécurité requises, ce qui n’est pas le cas des petits producteurs.

Les éleveurs manifestent

Il n’y a pas d’unité chez les paysans, mais ceux qui bloquent les routes sont déterminés. Prétendre, comme l’a fait le Premier ministre, Andrej Plenkovic, qu’il n’y a pas d’éleveurs de porcs parmi eux est inexact. La plupart d’entre eux élèvent des porcs, en plus ou moins grande quantité. Pour ceux qui tuent le cochon afin d’assurer les besoins de leur famille, cinq bêtes, cela fait déjà beaucoup. De nombreux paysans sont descendus avec leurs tracteurs – certains portent un autocollant sur lequel est inscrit “Acheté grâce aux fonds de l’Union européenne [UE]” – pour bloquer la frontière de l’UE avec la Bosnie-Herzégovine. Scène quelque peu paradoxale : les engins achetés avec l’argent de l’UE sont utilisés pour lutter contre des mesures imposées en bonne partie par l’UE.

Drazen Strukar est un éleveur, un vrai. Chez lui, tout est conforme aux règles. Alors il est outré. “Nous sommes inscrits au registre des éleveurs de porcs et coopérons en permanence avec les services vétérinaires à tous les stades de l’élevage : depuis l’insémination artificielle jusqu’au traitement des maladies, en passant par la castration. Quand un animal meurt, nous appelons les services vétérinaires et Agroproteinka [entreprise spécialisée dans le traitement des déchets d’origine animale] débarque aussitôt… Je n’ai rien de personnel contre le ministre [des Affaires étrangères], Gordan Grlic Radman [par ailleurs copropriétaire d’Agroproteinka]. Nos portes sont grandes ouvertes aux inspections, qu’elles soient annoncées ou inopinées, mais tout cela n’a plus de sens”, explique-t-il.

Le travail à la ferme est une véritable thérapie”

J’ai actuellement une truie, douze cochons et cinq verrats, tous sont en règle et certifiés. Les animaux sont élevés pour les besoins de ma famille”, indique cet homme, qui bénéficie d’une pension d’invalidité d’ancien combattant. On lui a diagnostiqué un syndrome de stress post-traumatique, des problèmes de thyroïde et de cœur, il s’est retrouvé sous respirateur cinq fois et réanimé deux fois.

Le travail à la ferme est une véritable thérapie pour moi. J’élève des porcs, des volailles, des chèvres, j’ai un prunier pour faire de l’eau-de-vie maison. Je fabrique des saucisses, des rillons, du pokulenac [petit kulen], de la panse farcie. Une partie de la viande est congelée, l’autre est destinée au saumurage et au séchage. Quand on dresse la table avec nos spécialités maison, c’est un vrai festin !” s’exclame Strukar.

Il réfute les arguments du ministère de l’Agriculture, qui affirme que “céder aux exigences des manifestants serait une flagrante violation de la loi et des directives croates et européennes”.

Nos revendications sont fondées. Les 19 et 20 juillet, nous avons été frappés par une tempête de grêle, les toits des maisons et des bâtiments agricoles ont été arrachés. Mme la ministre [de l’Agriculture, Marija Vuckovic,] en tient-elle compte ? On est d’accord pour maintenir les mesures de catégorisation des bâtiments agricoles, mais assouplissez les règles et prolongez le délai d’un an ! Moi, je ne permettrai pas qu’on m’enlève des porcs en bonne santé”, affirme Strukar, déterminé.

Les histoires des éleveurs se ressemblent

À Andrijasevci, les cochons d’Ante Tustanovski, 26 ans, n’ont pas échappé à ce sort. Le 5 septembre, il en a perdu quarante-quatre. Une truie et un verrat ont attrapé la peste, puis les services vétérinaires sont arrivés pour euthanasier les quarante-deux animaux restants, tous en bonne santé.

Nous étions prêts à entrer en catégorie 3 [qui correspond au groupe des exploitations agricoles remplissant toutes les conditions de biosécurité] : nous avons commencé à mettre les bâtiments d’élevage à couvert, à ajouter des rideaux de séparation et des moustiquaires aux fenêtres, nous avons travaillé toute la journée de vendredi, la cour a déjà été séparée d’autres bâtiments. Et puis, dimanche, la peste est arrivée. Elle est apparue chez un voisin, à 20 mètres de chez moi. Ça a été pénible de voir les porcs en bonne santé se faire euthanasier. Certes, j’ai été dédommagé, c’est mieux que rien, mais je suis en colère qu’on m’enlève les cochons sains. Je devrais maintenant en acheter, mais je ne peux même pas le faire, c’est interdit”, se plaint Ante Tustanovski.

Matej Kuncevic, du village de Privlaka, élève des porcs dans sa ferme familiale. “Nous avons actuellement huit cochons. Ils pèsent environ 200 kilos chacun, mais nous ne sommes pas autorisés à les tuer ni même à les conduire à l’abattoir. Ils sont bien nourris, cela nous a coûté environ 2 500 euros depuis cinq mois. Nous avons l’habitude de manger la viande produite dans notre ferme, c’est une nourriture saine, génétiquement non modifiée, les cochons sont nourris des produits de notre terre. Passer outre les interdictions et tuer les cochons dans nos fermes ? C’est possible, mais nous craignons les amendes”, raconte-t-il.

Son collègue Mate Dragicevic, de Retkovci, a d’autres problèmes. “L’année dernière, j’ai bénéficié de l’aide aux jeunes agriculteurs, j’ai reçu 35 000 euros, ce qui m’a permis d’acquérir une machine agricole. Je devais acheter des cochons et quelques autres machines. J’ai contracté un emprunt. Manque de pot, la peste est arrivée, et tout s’est arrêté. J’ai été dédommagé, mais je dois encore rembourser 20 000 euros.”

Ses installations sont en catégorie 3. Les cochons, c’est sa vie, et, aujourd’hui, tout est remis en cause. Certes, sa famille cultive 40 hectares de terres, mais tout est lié à l’élevage porcin.

Des hôtels pour cochons”

Les cochons sont de plus en plus lourds, ils pèsent entre 230 et 270 kilos. Ils ne sont pas encore en surpoids, car je les nourris à l’ancienne, avec des potirons, des courges, des navets, des feuilles, des noix et des glands de chêne que je ramasse. Je suis en catégorie 3, mes cochons ne sont pas tombés malades. Si je vais en forêt, je dois me désinfecter avant d’entrer dans le bâtiment et en en sortant, même chose quand j’utilise la voiture, le tracteur ou la remorque… Je respecte toutes les mesures pour protéger à la fois mes animaux et ceux de la forêt. Donc, tout est fait comme il faut. Je ne comprends pas pourquoi on m’interdit d’abattre les cochons à la ferme”, s’étonne Strukar. Il estime qu’il y a trop de tension des deux côtés.

Combien de temps les éleveurs pourront-ils tenir sur les routes ? Qui tiendra le plus longtemps ? “Il est possible que ce soit Zagreb, ces messieurs du ministère de l’Agriculture sont installés dans leurs bureaux bien au chaud, alors que nous sommes dehors à braver le froid. Mais nous n’abandonnerons pas, car nous n’avons pas d’autre choix. Si l’administration ne cède pas, nous abattrons les cochons. J’aimerais que tout se déroule conformément à la loi, mais apparemment cela ne fonctionne pas ainsi”, répond Matej Kuncevic.

Je crois que nos revendications sont réalistes, la catégorisation devrait être abolie. Combien de personnes n’ont pas de moustiquaire à leurs maisons ? Certaines n’ont même pas de toit… Et, dans le même temps, on nous demande de remplacer les porcheries par des hôtels pour porcs. Cela n’a aucun sens”, ironise Ante Tustanovski.

Le tue-cochon, une tradition ancestrale, va beaucoup lui manquer cette année. “On se rassemble à la ferme pour fabriquer les saucisses, le kulen et d’autres spécialités charcutières. Tout est fait maison. On a l’habitude d’en manger pour les fêtes, au retour des champs… On ne va quand même pas manger ou offrir à nos invités du salami industriel ?” s’insurge Ante, qui, malgré tous les problèmes, envisage un jour de reprendre l’élevage de porcs.

 

*Kulen : gros saucisson fait à partir des meilleurs morceaux de porc, sans tissu graisseux, auxquels on ajoute du paprika, de l’ail et du sel. Le porc ne doit pas être trop jeune, il doit peser plus de 180 kilos. Des concours appelés kulenijade réunissent les meilleurs fabricants du pays.

 

Par Nikola Patkovic

 

Source : courrierinternational.com, le 27 décembre 2023.

Article paru à l’origine sur jutarnji.hr, le 26 novembre 2023.

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